25
Je n’avais pas encore discuté de sa mère avec Sadassa Silvia. À sa connaissance, je n’avais pas d’informations sur son passé. C’était le premier pas à franchir, parler de Mme Aramchek. L’amener à me dire ouvertement ce que SIVA et le réseau de communications avaient déjà transféré de leurs banques de données dans mon cerveau. Nous ne pourrions pas travailler ensemble autrement.
Le meilleur endroit pour lui parler, décidai-je, serait un bon restaurant bien tranquille ; comme ça, nous écarterions la possibilité de nous faire piéger par un micro du gouvernement. Je l’appelai donc du bureau et l’invitai à dîner.
« Je ne suis jamais allée chez Del Rey, dit-elle. Mais j’en ai entendu parler. Ils font une cuisine comme dans les restaurants de San Francisco. Je suis libre jeudi soir. »
Le jeudi, j’arrêtai ma voiture devant chez elle, la fis monter, et nous nous retrouvâmes bientôt assis dans un box en retrait de la salle à manger principale de chez Del Rey.
« Qu’est-ce que vous voulez me dire ? » demanda-t-elle alors que nous mangions nos salades.
« Je suis au courant pour votre mère, dis-je. Et Ferris Fremont.
— Que voulez-vous dire ? »
D’une voix assez basse pour notre sécurité, je déclarai : « Je sais que votre mère était chargée d’organisation pour le parti communiste. »
Les yeux de Sadassa s’écarquillèrent derrière ses épais verres de lunettes. Elle me fixait ; elle avait arrêté de manger.
« Je sais aussi, fis-je doucement, qu’elle a enrôlé Ferris Fremont peu avant ses vingt ans. Je sais qu’elle l’a formé pour devenir une taupe, pour qu’il se lance dans la politique sans donner signe de ses véritables opinions et de ses véritables affiliations. »
Sans me quitter des yeux, Sadassa déclara : « Vous êtes vraiment cinglé.
— Votre mère est morte, et le Parti – Ferris Fremont – pense donc que le secret est bien protégé. Mais dans votre enfance vous avez vu Fremont avec votre mère et vous avez surpris assez de leurs conversations. Vous êtes la seule personne étrangère aux rangs les plus élevés du Parti qui soit au courant. C’est pour ça que le gouvernement a tenté de vous supprimer avec un cancer. Ils ont découvert que vous étiez vivante bien que votre nom ait changé, et que vous saviez. Ou bien ils vous soupçonnent de savoir. Il faut donc qu’on vous tue. »
Sadassa, figée sur place, fourchette à demi levée, continuait de me fixer dans un silence stupéfait.
« Nous sommes destinés à travailler ensemble, poursuivis-je. Cette information passera sur un disque, un album de folk, sous forme de petites quantités de données subliminales distribuées de manière que quelqu’un absorbe inconsciemment le message après écoutes répétées. L’industrie du disque dispose de techniques qui lui permettent d’obtenir ça ; on le fait sans arrêt, quoique le message doive être simple. “Ferris Fremont est un rouge.” Rien de compliqué. Un mot dans un morceau, un autre dans le suivant… Peut-être huit mots au maximum. Juxtaposés lors des réécoutes. Comme un code. Je veillerai à ce que l’album sature le pays ; nous en inonderons le marché – un énorme pressage d’origine. Il n’y aura qu’un pressage et qu’une diffusion, parce que dès que les gens se mettront à transliminer le message les autorités interviendront et détruiront tous… »
Sadassa retrouva la voix. « Ma mère est vivante. Elle travaille pour les œuvres de l’Église ; elle habite à Santa Ana. Il n’y a rien de vrai dans ce que vous dites. Je n’ai jamais entendu un tel tissu de conneries. » Elle se dressa, posa sa fourchette, se tamponna la bouche ; elle semblait au bord des larmes. « Je rentre chez moi. Vous êtes complètement atteint ; j’ai entendu parler de votre accident sur l’autoroute ; c’était dans le Register. Ça a dû vous bousiller le ciboulot ; vous êtes givré. Bonsoir. » Elle s’éloigna rapidement du box, sans jeter un regard derrière elle.
Je restai seul, assis en silence.
D’un seul coup elle fut de retour, debout près de moi, penchée pour me parler à l’oreille d’une voix sourde, dure. « Ma mère est une républicaine qui a les pieds sur terre et elle l’a été toute sa vie. Elle n’a jamais rien eu à voir avec les politiciens gauchistes, et sûrement pas avec le parti communiste. Elle n’a jamais rencontré Ferris Fremont, quoiqu’elle ait assisté à un meeting au stadium d’Anaheim au cours duquel il prononçait un discours – c’est le plus près qu’elle l’ait jamais approché. C’est juste une personne ordinaire, affligée du nom d’Aramchek, qui ne veut rien dire. La police est venue l’interroger plusieurs fois à cause de ça. Vous voulez la rencontrer ? »
La voix de Sadassa s’était faite furieusement aiguë.
« Je vais vous la présenter ; vous pourrez lui demander. C’est de dire des trucs dingues comme ceux-là qui rend les gens… Oh ! et puis peu importe. » Elle s’éloigna une fois de plus à grandes enjambées ; cette fois-ci, elle ne revint pas.
Je ne comprends pas, me dis-je. Est-ce qu’elle ment ?
Ébranlé, je fis en sorte de terminer mon plat, avec l’espoir qu’elle allait reparaître, se rasseoir et revenir sur ce qu’elle avait dit. Elle ne le fit pas. Je payai l’addition, grimpai dans la Maverick et rentrai lentement chez moi.
Lorsque j’ouvris la porte de l’appartement, Rachel m’accueillit avec une seule phrase cassante :
« Ta petite amie a appelé.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Elle est au La Paz Bar à Fullerton. Elle m’a demandé de te dire qu’elle est allée là-bas à pied de chez Del Rey, qu’elle n’a pas un sou pour payer un taxi, et qu’elle veut que tu retournes en voiture à Fullerton, au bar, que tu l’y prennes et que tu la ramènes chez elle.
— Très bien.
— Tu crois qu’elle et toi, vous parviendrez à expulser Ferris Fremont de son poste ? lança-t-elle dans mon dos, sardonique. Toi, elle et SIVA ? Ce satellite ? »
Je m’arrêtai à la porte. « Non. Je ne le crois pas. Peut-être une dictature moins importante dans un autre univers. Un despote à la tête de l’Amérique dans un monde parallèle qui n’est pas aussi mauvais que celui-ci – mais ce monde, ce tyran, non.
— J’envie les habitants de cet univers-là.
— Moi aussi. » Je quittai l’appartement et roulai de Placentia jusqu’au La Paz Bar sur Harbor Boulevard à Fullerton.
Le La Paz Bar est extrêmement sombre, et quand j’entrai je ne la vis nulle part. Je finis par distinguer sa silhouette menue ; elle était assise seule à une petite table au fond, son sac à main devant elle à côté d’un verre vide et d’une assiette de chips de maïs.
Prenant un siège, je lui dis : « Je suis désolé d’avoir dit tout ça.
— Ça va, fit Sadassa. Vous étiez censé le dire. J’ignorais simplement comment réagir – il fallait que je sorte de ce restaurant. Trop de gens, trop de foule. Je n’avais pas d’instructions à ce moment-là sur le discours à tenir. Vous m’avez prise par surprise.
— Qu’est-ce qui est vrai, alors ? Ce que j’ai dit ? À propos de votre mère ?
— À la base, oui. J’ai reçu des instructions depuis que je vous ai vu ; je sais ce que je suis censée dire. Vous devez rester assis là jusqu’à ce que j’aie fini de parler.
— D’accord.
— Ce que vous m’avez dit provenait du satellite. Il est impossible que vous l’ayez appris autrement.
— C’est exact, dis-je.
— L’information que vous m’avez débitée vous présentait à moi comme un membre de notre organisation, un nouveau ; cette information est une étape initiale de la compréhension de la situation, mais l’histoire ne s’arrête pas là. Je dois vous initier plus avant dans l’organisation en…
— Quelle organisation ?
— Aramchek, dit Sadassa.
— Alors Aramchek existe.
— Bien entendu. Pourquoi Ferris Fremont passerait-il la moitié de son temps à essayer de piétiner un groupe qui serait imaginaire ? Aramchek comprend des centaines, peut-être des milliers de personnes, ici et en Union soviétique. Je ne sais pas vraiment combien. Le satellite joint chacun d’entre nous directement et sur une base individuelle, si bien qu’il est seul à savoir qui, combien, où nous sommes et ce que nous avons à faire.
— Qu’est-ce qu’Aramchek ? demandai-je.
— Je viens de vous le dire. Des gens ici et là contactés et informés par le satellite. Le satellite lui-même s’appelle Aramchek ; c’est de là que nous tirons notre nom. Vous êtes un membre d’Aramchek, introduit à l’initiative du satellite. C’est toujours par la volonté du satellite que quelqu’un est recruté – exactement comme vous l’avez été : distingué, sélectionné. Nous, vous et moi et les autres, sommes les gens d’Aramchek, les interprètes d’un esprit composite émanant du satellite, qui reçoit à son tour ses instructions par réseau des planètes du système d’Albemuth.
« Albemuth est le nom correct de l’étoile que nous appelons Fomalhaut. Nous en sommes venus à l’origine, mais l’esprit qui contrôle le satellite n’est pas comme le nôtre ; il est plutôt… (elle marqua une pause) bien supérieur. La forme de vie dominante sur les planètes d’Albemuth. Alors que nous sommes une forme de vie moins évoluée. On nous a donné notre liberté il y a des dizaines de milliers d’années, et nous avons émigré ici pour fonder notre propre colonie. Quand nous avons sombré dans d’accablantes difficultés, le satellite a été dépêché pour nous venir en aide, pour servir de liaison avec le système d’Albemuth.
— Je savais déjà la majeure partie de tout ça », dis-je.
Sadassa poursuivit. « Il y a une chose que vous ne savez pas, ou plutôt que vous ne réalisez pas. Ce qui s’est produit est un transfert de formes de vie plasmatiques hautement évoluées des planètes d’Albemuth via le réseau de communications vers le satellite puis, de là, vers la surface de cette planète. Techniquement parlant, la Terre subit une invasion. C’est ça qui se passe en réalité.
« Le satellite l’a déjà fait autrefois – il y a deux mille ans, pour être exacte. Ça n’a pas marché, cette fois-là. Les récepteurs finirent par se faire détruire et les formes de vie plasmatiques s’enfuirent dans l’atmosphère, emportant l’énergie des récepteurs.
« Vous-même, personnellement, avez été envahi par une forme de vie plasmatique expédiée sous forme d’énergie pour s’emparer de vous et contrôler vos actes. Nous, les membres de l’organisation, sommes des sites récepteurs pour ces êtres plasmatiques de nos planètes d’origine, une sorte de cerveau collectif – voilà en quoi nous consistons désormais, pour notre propre bénéfice. Ils viennent en tout petit nombre, toutefois, dans le but de nous aider ; il ne s’agit pas là d’une invasion massive, plutôt d’une petite, très sélective. C’est après mûre réflexion qu’on vous a choisi comme site récepteur ; pareil pour moi. Sans cette possession, nous ne pourrions pas réussir. Il se peut que nous ne réussissions pas, d’ailleurs.
— Que nous ne réussissions pas à quoi faire ?
— À déloger Ferris Fremont.
— C’est donc un objectif majeur ?
— Oui. (Elle hocha la tête.) Un objectif majeur ici, dans les termes limités de cette planète. Vous êtes devenu une entité composite, en partie humaine et en partie… eh bien, ils n’ont pas de nom. Étant composés d’énergie, ils se fondent les uns dans les autres, se séparent et reprennent leur forme composite, comme une bande dans l’atmosphère de leurs planètes natales. Ce sont des esprits atmosphériques hautement évolués qui ont autrefois possédé des corps matériels. Ils sont très vieux ; c’est la raison pour laquelle, lorsque vos expériences quasi théoleptiques ont commencé, vous avez eu l’impression qu’un individu très ancien prenait possession de vous, avec de très anciens souvenirs.
— Oui, dis-je.
— Vous pensiez que c’était un être humain qui était mort, dit Sadassa. Non ? C’est ce que j’ai pensé aussi quand ça m’est arrivé. J’ai imaginé toutes sortes de choses – j’ai exploré tout le registre des hypothèses. SIVA nous…
— C’est moi qui ai inventé ce nom, coupai-je.
— On vous l’a donné ; on vous l’a mis dans la tête. C’est comme ça que nous nous référons tous à lui. Bien sûr, il ne s’appelle pas comme ça ; c’est juste une étiquette, une analyse de ses propriétés, SIVA nous accorde une récréation au cours de laquelle nous pouvons formuler des théories acceptables pour notre esprit de manière à atténuer le choc. Finalement, quand nous sommes prêts, on nous fait part de la vérité. C’est un coup assez dur à encaisser, Nick, quand on découvre que la Terre est en train de subir une invasion sélective ; ça évoque les images terrifiantes d’insectes martiens, hauts comme des immeubles, qui atterrissent et abattent le Golden Gate Bridge. Mais ce qui se passe maintenant n’est pas comme ça ; c’est pour notre bien, SIVA est sélectif, prudent et prévenant, et son unique adversaire est notre propre adversaire.
— Est-ce que ces formes de vie plasmatiques s’en iront une fois que Ferris Fremont aura été détruit ? demandai-je.
— Oui. Elles sont venues plusieurs fois par le passé, ont apporté assistance et connaissances – connaissances médicales en particulier – et sont reparties. Elles sont nos protectrices, Nick ; elles viennent quand nous avons besoin d’elles puis s’en vont.
— Ça colle avec ce que je sais déjà », dis-je. Je m’aperçus que mon corps tremblait, comme si j’avais froid. « Est-ce que je peux demander à la serveuse de m’apporter quelque chose à boire ? demandai-je à Sadassa.
— Bien sûr. Si vous avez assez d’argent, je reprendrais bien la même chose. Un margarita. »
Je commandai deux margaritas.
« Bon », fis-je alors que nous sirotions nos cocktails, « c’est beaucoup plus facile pour moi maintenant. Je n’ai pas à vous convaincre.
— J’ai déjà la matière, c’est rédigé, déclara Sadassa.
— Quelle matière ? » demandai-je. Puis je compris. Celle qu’il faudrait insérer dans le trente-trois tours sous forme d’informations subliminales. « Oh ! fis-je, saisi. Je peux y jeter un coup d’œil ?
— Je n’ai rien sur moi. Je vous donnerai ça dans les prochains jours. Il faut que ça figure sur un disque que vous espérez très bien vendre ; vous pouvez le faire enregistrer par n’importe qui, de préférence l’un de vos artistes les plus populaires. Dans la mesure du possible, il faudrait que l’album fasse un tabac. Ce projet est en cours d’élaboration depuis des années, Nick. Depuis dix ou douze ans. Il ne doit pas foirer.
— C’est un message de quel genre ?
— Vous verrez. En temps voulu. (Elle sourit.) À première vue, ça n’a l’air de rien.
— Mais vous savez ce qu’il y a vraiment derrière ?
— Non, dit Sadassa. Pas complètement. C’est une chanson sur “le temps des parties”. Ça dit quelque chose comme “Venez aux parties[8]”. Bien sûr, ça fait tout de suite penser aux surprises-parties ; vous voyez. Et ensuite, les paroles glissent vers “On vous attend au parti”. Le chanteur dit : “On vous attend tous au parti.” Et un groupe de choristes chante : “Êtes-vous tous au parti ? Tout le monde est présent au parti ?” Il faut vraiment tendre l’oreille pour entendre qu’ils disent : “Tout le monde est président au parti ?”, tandis que le chanteur se lance dans un truc du genre “Venez aux parties” et qu’on prononce en même temps le mot “président” qui est répété, en fait, par un ensemble de répons : “Le président, le président, le président, fait – a fait – partie du parti”, et ainsi de suite. J’ai réussi à comprendre ce passage. Mais j’en ai été incapable pour le reste.
— Wow », fis-je. J’étais terrifié ; je voyais comment le collage sonore pouvait être exploité pour déboucher sur une superposition de voix.
« Mais l’album en question, dit Sadassa, que vous autres à Progressive Records allez créer et sortir, ne contient que la moitié de l’information. Il y a un autre disque en cours de production ; je ne sais ni par qui ni où, mais SIVA fera en sorte de synchroniser sa mise en vente avec celle du vôtre, et les bribes d’informations contenues dans chacun des albums, une fois réunies, s’ajouteront pour constituer le message définitif. Par exemple, une des chansons de l’autre disque pourrait commencer par “En mil neuf cent quarante et un”, ce qui est l’année où Fremont a rejoint le parti communiste. Isolée, cette date ne veut rien dire ; mais les disc-jockeys passeront d’abord un morceau du disque de Progressive et ensuite un morceau de l’autre, et finalement les gens percevront l’ensemble des informations délivrées en même temps comme un message unique et complet. Le hasard réunira les deux moitiés, station après station.
— Nous nous retrouverons avec des gens en train de fredonner en marchant “Le président a adhéré au Parti en 1941” ? lançai-je.
— Quelque chose comme ça, oui.
— Quoi d’autre ?
— “La dame chic”, fit Sadassa.
— Pardon ?
— “La dame chic.” Ce qui, dans la chanson, sera ramené à “Dame chic” ou “Une dame chic”. Sauf que les chœurs transformeront par moments “Une dame chic” en “Aramchek”. Consciemment, les gens en train d’écouter la chanson continueront de construire les mots “Une dame chic”, mais sur un plan inconscient ils absorberont l’information modifiée. On en revient au fameux…
— Je sais où on revient, dis-je. Au fameux morceau sur cet album qui se vend toujours par millions, avec les chœurs qui chantent : “Fumez de la dope, fumez de la dope, tout le monde fume de la dope.” »
Elle poussa son rire de gorge. « Exact.
— Ferris Fremont est au courant, pour le satellite, n’est-ce pas ? demandai-je.
— Ils ont deviné. Correctement deviné. Ils le recherchaient et maintenant, bien sûr, Georgi Moyashka l’a localisé, avec la coopération de nos propres stations. Entre les États-Unis et l’Union soviétique, on a fini par repérer Aramchek – le satellite. Le satellite que Moyashka a fait lancer est armé, bien entendu. Il explosera “accidentellement”, en emportant le satellite Aramchek.
— Peut-on dépêcher un autre satellite ? demandai-je. Depuis Albemuth ?
— Ça prend des milliers d’années. »
Stupéfait, je restai simplement là à la regarder.
« Et ils n’en ont pas encore…
— Il y en a un en chemin. Il arrivera ici bien après que chacun de ceux qui vivent aujourd’hui sur cette planète sera mort. Le satellite Aramchek qui se trouve à l’heure actuelle dans notre ciel y est depuis l’époque du grand empire égyptien, depuis l’époque de Moïse. Vous vous souvenez du buisson ardent ? »
Je hochai la tête. Je connaissais l’impression que faisait un mouvement de phosphènes, occultant la vision : la manifestation d’un feu sans fin. On nous avait aidés depuis longtemps à lutter contre l’esclavage. Mais les jours du satellite étaient désormais comptés. Les Russes pouvaient envoyer un satellite là-haut en… L’idée me pénétra soudain : ils en avaient probablement un sur la rampe de lancement, en attente. Comme lors de la dernière étape de l’installation d’un missile ; chaque chose à sa place. Il ne restait plus qu’à programmer sa trajectoire.
« Le décollage », fit Sadassa comme si elle déchiffrait mes pensées, « aura lieu à la fin de cette semaine. Et le satellite mourra. L’aide et l’information cesseront.
— Comment pouvez-vous prendre ça si calmement ?
— Je suis toujours calme, déclara Sadassa. J’ai appris à me montrer calme toute seule. Nous le savions depuis des mois, que ça allait arriver. Nous possédons les informations dont nous avions besoin – nous avons reçu tout ce que nous devions recevoir. Ça devrait suffire ; le satellite Aramchek a survécu jusqu’à ce qu’il ait fait ce qu’il avait à faire. Il y a suffisamment de formes de vie plasmatiques ici sur terre pour…
— Je ne crois pas que nous pourrons y arriver, dis-je.
— Mais nous ferons le disque.
— Oh ! oui ! dis-je. Nous pouvons commencer demain. Ce soir, si vous voulez. J’ai une ou deux idées sur la personne à qui nous pouvons faire enregistrer ça. Des nouveautés que nous avions prévu de sortir de toute manière, de bons trucs. Des trucs importants que nous avions décidé de promouvoir.
— Bien.
— Pourquoi le satellite a-t-il choisi les juifs comme interlocuteurs, dans le temps ?
— Ils étaient bergers et vivaient à la belle étoile ; il ne s’agissait pas de citadins coupés du ciel. Il y avait deux royaumes, Israël et la Judée ; c’est à la Judée, aux paysans et aux bergers, que SIVA s’est adressé. Vous n’avez pas remarqué qu’on entend mieux l’IA opératrice lorsque le vent souffle du désert ?
— Je me suis posé des questions là-dessus, dis-je.
— Ce que nous recevons, dit Sadassa, ce sont des signaux pararadio, une inclusion de l’émission dans des radiations conçue de manière qu’il soit impossible de trouver un sens au message si on le décode. C’est pour ça que le Dr Moyashka n’est jamais arrivé à déchiffrer les instructions passant du satellite à la Terre ; le signal radio seul ne représente que la moitié de l’information totale. La violente activité phosphénique dont vous faites l’expérience de temps à autre, en particulier lorsque la personnalité plasmatique émet, est stimulée par les radiations, pas par le signal radio. Ce type de radiations nous est inconnu, ici. Réaction phosphénique mise à part, il passe inaperçu, et seul le récepteur subit la réaction phosphénique. Peut-être d’autres organismes souffrent-ils de modifications de leur volume sanguin et de leur tension artérielle, mais c’est tout. »
Je dis : « Ça ne peut pas être la seule raison expliquant que les anciens juifs aient été choisis, le fait qu’ils vivaient en plein air.
— Non, ce n’est pas la seule raison. C’est ce qui les rendait faciles à aborder et à contacter. La position de l’ancienne Judée par rapport aux empires tyranniques était la même que la nôtre vis-à-vis de Ferris Fremont ; ils constituaient un dernier carré d’humanité non assimilée, ayant échappé à la souillure du pouvoir et de la majesté. Ils combattaient toujours les empires, quels qu’ils fussent ; ils luttaient toujours pour l’indépendance, la liberté et l’individualisme ; ils étaient le fer de lance de l’homme moderne, par opposition à l’écrasante uniformité de Babylone, de l’Assyrie et par-dessus tout de Rome. Ce qu’ils étaient alors pour Rome, c’est ce que nous sommes pour Rome maintenant.
— Mais rappelez-vous ce qui s’est passé en l’an 70 de Notre-Seigneur, quand ils se sont révoltés contre Rome. Le massacre total de leur peuple, la destruction du temple et la dispersion définitive.
— Et vous craignez que ça ne se produise à présent, dit Sadassa.
— Oui.
— Ferris Fremont nous détruira que nous l’attaquions ou non. À la fin de la semaine, il abattra le satellite Aramchek, via la technologie soviétique. En attendant, les APA s’efforcent de localiser toutes les personnalités en tandem engendrées par le satellite – les gens comme vous et moi, Nick. C’est ce qui explique les nécessaires de confession, c’est ce qui explique la croissante surveillance policière. Vous ignoriez ce qu’ils cherchaient lorsqu’ils sont venus vous voir, mais pas eux.
— Ont-ils pris beaucoup d’entre nous ?
— Je ne sais pas, répondit Sadassa. Étant donné que nous entrons rarement en contact les uns avec les autres… comme vous et moi le faisons en ce moment même. Mais j’ai entendu dire que la moitié de l’organisation avait été découverte – individu par individu – et exécutée. On nous tue, quand on nous trouve ; on ne nous met pas en prison. On nous tue souvent comme on a tenté de me tuer : avec des toxines. Les arsenaux gouvernementaux possèdent des toxines très puissantes, utilisées comme armes dans la guerre intérieure. Elles ne laissent pas de traces dans le corps ; aucun coroner ne peut déterminer avec certitude la cause de la mort.
— Mais vous avez survécu, dis-je.
— Ils ne s’attendaient pas à ce que SIVA me guérisse, déclara Sadassa. Les métastases cancéreuses avaient déjà proliféré dans mon corps avant qu’il n’intervienne et ne me soigne. J’en ai été guérie en l’espace d’une journée ; toutes les cellules cancéreuses, même dans ma colonne vertébrale et ma tête, avaient disparu. Les médecins n’en ont pas retrouvé trace.
— Que vous arrivera-t-il quand on détruira le satellite ?
— Je ne sais pas, Nick. fit-elle calmement. Je suppose que je succomberai à un nouvel accès. Ou peut-être pas ; peut-être la guérison par SIVA est-elle permanente. »
Si elle ne l’est pas, réalisai-je, je retrouverai mes lésions thoraciques internes provoquées par l’accident de voiture. Mais je ne dis rien.
« Qu’est-ce qui vous fait le plus peur dans toute cette situation ? demanda Sadassa. L’invasion ? C’est ce que je…
— La fin du satellite, coupai-je.
— Alors vous n’êtes pas effrayé par ce qui vous est arrivé ? Par ce qui nous est arrivé à tous les deux ?
— Non, dis-je. Enfin, si, effrayé dans le bon sens, parce que c’était une telle surprise. Et que je n’y ai rien compris. Mais ça m’a permis d’échapper à la police.
— Vous avez reçu quelque chose par la poste ?
— Oui.
— Ils peuvent détecter la zone approximative visée par une émission massive. Ils savaient que la transmission touchait quelqu’un dans votre coin. Ils ont sans doute expédié – les cryptographes de la police, je veux dire –, ils ont sans doute expédié un matériel du même genre à tous ceux qui habitent près de chez vous. Qu’est-ce que vous en avez fait ?
— J’ai appelé les flics. Mais ce n’était pas moi, c’était… » J’hésitai, ne sachant pas comment m’y référer.
« L’incandescent, fit Sadassa.
— Quoi ?
— C’est comme ça que j’appelle l’entité plasmatique qui est en moi : “l’incandescent”. C’est une description, pas un nom ; il ressemble à un petit œuf de feu pâle. Qui brille de vie ici. (Elle se toucha le front.) Ça me fait bizarre de l’avoir à l’intérieur de moi, vivant et inaperçu. Caché en moi comme il se cache en vous. Les autres ne peuvent pas le voir. Il est à l’abri. (Elle ajouta :) Relativement à l’abri.
— Si je me fais tuer, demandai-je, mourra-t-il avec moi ?
— Il est immortel. (Elle m’observa un instant.) Comme vous l’êtes désormais, Nicholas. Dès que l’incandescent s’est attaché à vous, vous êtes devenu une créature immortelle. Tant qu’il poursuit son chemin, vous le poursuivez avec lui ; lorsque votre corps sera détruit et qu’il s’en ira, il vous emmènera avec vous. Ils ne nous laisseront pas tomber. Vous et moi les avons abrités et protégés, ils nous emporteront dans l’éternité.
— Une récompense ? demandai-je.
— Oui. Pour ce que nous avons fait, ou essayé de faire. Ils accordent autant de valeur à l’effort, à la tentative. Ils jugent le cœur. L’intention. Ils savent que nous ne pouvons pas en faire plus, que si nous échouons, nous échouons. Nous pouvons seulement essayer.
— Vous pensez que nous allons échouer, vous aussi.
Sadassa ne répondit rien. Elle but son verre à petites gorgées.